2 Funérailles de bagnard
Dans le livre « Seznec : le bagne » publié par son petit-fils, Guillaume Seznec témoigne sur les conditions en 1928 (40 ans après la condamnation de Joseph Le Meur), dans lesquelles les cadavres des bagnards étaient livrés aux requins :
« Presque tous les jours, vers les cinq heures, avait lieu l'immersion des corps. La cloche de la chapelle carillonnait alors, annonçant pour les requins un repas de fête. On raconte qu'à la fin des années cinquante ‑ soit plus de dix ans après que le dernier corps ne leur fut jeté en pâture ‑ lorsque l'on agitait la cloche de la chapelle, vers les cinq heures du soir, les squales rappliquaient encore daredare...
La cloche de la chapelle rappelle Guillaume au présent ; ce soir, elle lance de longs appels. Quelqu'un crie : « Regardez ! » Guillaume se tourne dans la direction que pointe le doigt. Une douzaine d'ailerons fendent les vagues. Un cercle. Danse tranquille et frénétique à la fois. À chaque coup de cloche répond un coup de queue, dans un ensemble parfait.
Les hommes présents assistent fascinés à cette danse de mort, stupéfiante, féroce, implacable. Une baleinière glisse sur la mer. Au fond de l'embarcation, un cercueil noir. Quatre rameurs luttent contre les courants. Tout à coup, le bateau s'immobilise. Deux des rameurs soulèvent un des petits côtés de la bière et la font basculer à la verticale.
Un long ballot ficelé auquel est attachée une pierre glisse dans l'océan. Des ondes puissantes fendent les vagues, les ailerons, avec la rapidité de l'éclair, convergent vers le centre du cercle ourlé de blanc. Soudain, l'eau se colore de rouge, comme l'écume, comme la vague rouge aussi. Guillaume a enlevé son chapeau, quelques-uns l'imitent. Ceux qui l'ont gardé sur leur tête sont trop absorbés par le spectacle ou trop indifférents.
La mer, peu à peu, reprend sa couleur turquoise, l'écume sa blancheur. Les ailerons se sont volatilisés. Un homme est mort. Sa sépulture, le ventre des requins.
Royale, pas de cimetière pour les forçats.
Le bagnard a été donné honteusement à manger aux bêtes comme on jette des ordures aux pourceaux. Le bagne, qui enlève aux hommes leur dignité, vole aussi celle de leur mort. »
Peinture de Francis Lagrange
Réf:
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