Deux universitaires allemands reviennent sur la plus fameuse dispute de l'histoire de l'art. Ce serait Gauguin qui aurait coupé l'oreille du Hollandais.
Au matin du 24 décembre 1888, la police d'Arles récupère un homme au visage sanguinolent et le conduit à l'hôpital. Au cours d'une crise, Van Gogh s'est coupé l'oreille gauche (à droite dans ses autoportraits au miroir ultérieurs) au moyen d'une lame de rasoir. Cette automutilation serait le symptôme d'une santé mentale déjà défaillante et le signe avant-coureur du suicide perpétré sept mois plus tard. C'est du moins la thèse dominante.
Dans les années 1930, Georges Bataille et Antonin Artaud voient dans le geste une portée sacrificielle et valorisent la folie comme fondamentale pour l'art moderne. Puis le cinéma contribue à établir cette sombre veille d'un jour de Noël en moment culte, en épisode charnière de l'histoire de l'art. Dans son film de 1956, Lust for Life, Vincente Minnelli ne montre pas l'acte mais c'est bien Kirk Douglas (Vincent) qui le commet.
Reste qu'il n'y a jamais vraiment eu d'unanimité parmi ceux qui se sont plongés dans les maigres sources du fait divers. Et un livre qui vient de sortir en Allemagne devrait accroître le doute. Selon ses auteurs, Hans Kaufmann et Rita Wildegans, deux universitaires de Hambourg, c'est Gauguin qui aurait porté un coup de sabre (excellent escrimeur, il était maître d'armes civiles) lors de la fameuse dispute. Van Gogh n'aurait rien dit pour protéger son ami. Cela expliquerait le retour à Paris précipité de Gauguin après une brève audition par la police où il s'était montré cohérent contrairement à un Van Gogh prostré. Et peut-être ses envies de lointains…
L'essai charge cet « hypocrite », ce « vaniteux ». Il aurait fui après son geste malheureux, simplement censé faire reculer Van Gogh. Il aurait jeté sa rapière dans le Rhône. On ne l'a jamais retrouvée. « Le rasoir non plus », note Hans Kaufmann. « Une chose est sûre, la version admise repose surtout sur les souvenirs de Gauguin, Avant et Après, parus en 1903 », poursuit-il. Selon eux, le conflit portait sur des questions artistiques. Dès son arrivée à l'invitation de Van Gogh dans la maison jaune de la place Lamartine (démolie durant la Seconde Guerre mondiale) et les premiers projets menés de conserve, l'ambiance s'était tendue. Van Gogh considérait par exemple sa version de l'allée des Alyscamps, peinte sur un support de jute préconisé par Gauguin mais auquel lui n'était pas habitué, comme ratée.
Le remords de Caïn dans la tombe ?
Sur quoi une première colère aurait éclaté. Puis une seconde dans l'atelier commun, cette soirée du 23, parce que l'un soutenait que l'on peut créer selon sa fantaisie et l'autre uniquement d'après la nature. Gauguin avait menacé de partir, Van Gogh a vu d'un coup ruinés ses espoirs de recréer sous le soleil du Sud un nouveau Pont-Aven. Il aurait saisi un couteau. Gauguin aurait filé et passé la nuit à l'hôtel. Une fois seul, Van Gogh aurait donc procédé à la vivisection, enveloppé son lobe dans du papier journal et, vers 23 h 30, l'aurait confié à une prostituée de sa connaissance avant de revenir se coucher chez lui.
Insensé ou improbable ? Quoi qu'il en soit, c'est dans sa couche ensanglantée, à demi inanimé, que la police, informée des faits par le voisinage ou la maison de tolérance, le trouva le lendemain. Hans Kaufmann et Rita Wildegans reprennent le rapport de police, les quelques notes de la presse locale et passent au peigne fin les témoignages malheureusement très postérieurs aux faits. Et suggèrent une cause plus triviale. Il est question d'une bagarre « à propos d'une certaine Rachel » qui se serait poursuivie jusque devant un bordel situé trois cents mètres plus loin. Ils estiment que si la provocation vient de l'un c'est sûrement l'autre qui blesse.
Gauguin en aurait longtemps eu mauvaise conscience. Peu de temps après la mort de son ex-ami qu'il n'a jamais revu, il se rend à Tahiti. En 1901, il y peint des tournesols sur un fauteuil. Un hommage caché ? En son centre la fleur semble un œil fixant le spectateur. Le remords de Caïn dans la tombe ?
Au Van Gogh Museum d'Amsterdam, Louis van Tilborgh, en charge de la recherche scientifique sur le peintre, maintient la thèse de l'automutilation. À Bâle où vient de s'ouvrir une grande exposition sur les paysages du Hollandais, et où Hans Kaufmann et Rita Wildegans viendront défendre leur scénario le 17 juin prochain, la commissaire Nina Zimmer tempère : « Ils ont peut-être raison, mais toutes les hypothèses se valent vu le manque d'éléments. »
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