Vivre pour des idées (1973)
Il était à Teruel et à Guadalajara
Madrid aussi le vit
Au fond du Guadarrama
Qui a gagné, qui a perdu ?
Nul ne le sait, nul ne l’a su
Qui s’en souvient encore ?
Faudrait le demander aux morts
J’étais pas gros, je vous le dis
Les yeux encore ensommeillés
Mon père sur une chaise assis
Les pieds, les mains attachés
Et j’avais peur et j’avais froid
Un homme m’a dit : «Calme-toi !»
Un homme qui était différent
Sans arme, mais il portait des gants
Une cravache qui lui donnait un air
Un peu de sang coulait
Sur la joue de mon père
Et j’avais peur et j’avais froid
L’homme m’a dit : «Écoute-moi
Je vais te poser une question
La vie de ton père en répond
Dis-moi quelle est la capitale
Voyons… de l’Australie Australe ?»
Je n’risquais pas de me tromper
On ne m’avait jamais parlé
Des grandes villes qui ont des noms si fiers
Une larme coulait sur la joue de mon père
Et j’avais peur et j’avais froid
J’ai dû pleurer aussi je crois
Mais l’homme a eu comme un sourire
Et puis je l’ai entendu dire
«C’est un brave homme, coupez ses liens !
Ton enfant tu l’éduques bien
Car tu as le sens du devoir
Chacun son dû et son savoir»
Ils sont partis au petit matin clair
J’ai couru me blottir
Dans les bras de mon père
Il m’a serré fort contre lui
«J’ai honte tu sais mon petit
Je me demandais, cette guerre
Pour quelle raison j’irais la faire ?
Mais maintenant je puis le dire :
Pour que tu saches lire et écrire»
J’aurais voulu le retenir
Alors mon père m’a dit : «Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident.»
Je sais lire et écrire
Et mon père est vivant
Il était à Teruel et à Guadalajara
Madrid aussi le vit
Au fond du Guadarrama